La totale offre un degré monomaniaque d’information sur 340 chansons.
C’est à la page 145, consacrée à la chanson Stupid Girl, telle qu’enregistrée par les Rolling Stones du 6 au 9 mars 1966 dans les studios RCA d’Hollywood. Un encadré, sous la rubrique « À vos écouteurs », nous dit ceci : « On entend à 1’58 un clic qui annonce que Keith change de position de micro sur sa guitare pour exécuter son solo à 2:02. » Le saviez-vous ? Teniez-vous mordicus à le savoir ? Le degré monomaniaque de l’information vous procure-t-il un moment d’extase tel que vous vous précipitez sur votre vinyle de l’album Aftermath pour vérifier ? Rigolez-vous en douce ?
De vos réponses dépend l’achat. Vous faut-il Les Rolling Stones – La totale. Les 340 chansons expliquées ? Soit cette brique de 704 pages — cette somme ! — vous assommera, soit elle deviendra dans votre bibliothèque rock la pierre (qui roule) sur laquelle votre église est bâtie. « Totale » n’est pas ici un vain mot : les auteurs Philippe Margotin et Jean-Michel Gueston ont déjà signé Les Beatles – La totale et Bob Dylan – La totale. Leur méthode éprouvée : tout colliger. Autour de chacune des chansons enregistrées et mises en marché officiellement par l’artiste, faire le tour de tout ce qui a été écrit, raconté, colporté. Des dizaines et des dizaines d’entrevues, de biographies, de travaux d’exégètes. Pour les Stones, quelque 150 ouvrages ont ainsi fourni le gros du matériel.
À commencer par l’extraordinaire autobiographie de Keith Richards et les diverses déclinaisons des souvenirs plus que précis de Bill Wyman — le taciturne bassiste qui tint le journal quotidien des activités du groupe. Livres de première main que le fan lambda possède déjà. Parmi d’autres. Mais pas tous les autres. C’est l’intérêt de cette totale : le cumul des sources. Des faits s’avèrent, des rumeurs sont déboutées, et quand on n’est pas sûr, on utilise le conditionnel. Par exemple, la chanteuse Carly Simon, dans une entrevue de 2001, se montra « surprise » de ne jamais avoir reçu son dû pour Till the Next Goodbye (de l’album It’s Only Rock’n’Roll, paru en 1974) : ce serait de Mick Jagger et d’elle, les paroles. Elle seule l’affirme. Ça mérite à tout le moins mention, sous caution. Ce qui est différent des commentaires croisés de Keith et d’un Mick Taylor, guitariste soliste des Stones de 1969 à 1975, à propos de la chanson Time Waits for No One : on peut dire qu’on a l’heure juste.
Chaque album bénéficie d’un texte fouillé, avant d’y aller chanson par chanson. Contexte d’époque, chapitre correspondant de l’histoire du groupe, luxe de détails sur la conception de la pochette, les particularités du son, et même les instruments utilisés. Ingénieurs de son, arrangeurs, réalisateurs, de Jack Nitzsche à Jimmy Miller, ont leurs pages. Et chaque chanson est « expliquée », dans la mesure où une chanson peut l’être, en deux temps : genèse, puis réalisation. Quand deux versions d’une explication ne sont pas réconciliables, on donne les deux versions. Pourquoi la virgule dans le titre Paint It, Black ? L’obsession du gérant Andrew Loog Oldham pour la ponctuation, disent les uns. Pour Keith, « […] c’est une idée de Decca ».
Difficile d’imaginer que quelqu’un, quelque part, sache déjà tout ce que contient cette totale. Il s’en trouvera pourtant qui ont fait le même travail que les auteurs, tout lu à leur seul profit. De quoi remplir une vie. Ce livre est destiné à tous les autres rollingstoniens un peu initiés. Moi qui me considérais comme un fan d’honnête niveau, je ne cesse d’apprendre du neuf. L’étiquette Rolling Stones Records a failli s’appeler Panic Records. Le fabuleux solo de saxo de Bobby Keyes dans Can’t You Hear Me Knocking est « une première prise, faite d’un seul coup ». Marianne Faithfull a lancé sa propre version de Sister Morphine trois ans avant celle des Stones, sur un 45 tours vite retiré des bacs (coauteure, elle n’obtiendra la mention qu’en 1994). Et Ry Cooder joue de la mandoline sur Love in Vain. Je vous assure, ce n’est pas rien.
Mais tout n’est pas là, forcément. Une totale n’est jamais totale. On ne mentionne pas l’apport de Gram Parsons — grand copain de Keith — à l’écriture de Wild Horses, pas plus que l’on attribue la sortie en catastrophe de Get Yer Ya-Ya’s Out !, «le meilleur concert rock jamais gravé sur disque », à la propagation sous le manteau d’un enregistrement non autorisé de la même tournée de l’automne 1969, Liver than You’ll Ever Be. C’est aussi le plaisir de s’offrir un tel pavé : on peut toujours essayer de taper dessus.
Les Rolling Stones – La totale. Les 340 chansons expliquées ★★★1/2 Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon Chêne E/P/A Hachette Paris, 2016, 704 pages